Dans la série « Hospitalité engagée », menée en collaboration avec l’Association Les Grandes Tables du Monde, Un oeil en salle aborde aujourd’hui son second thème : « Exprimer son identité à travers le décor ». Retours d’expériences de trois établissements membres des Grandes Tables du Monde : Anne de Bretagne, La Marine et Kei. Chacun a repensé intégralement sa salle, en valorisant une identité culinaire et géographique grâce à un décor réfléchi et singulier.
« L’idée était de faire rentrer l’océan dans la salle ! » Tout près de l’estuaire de la Loire, Claire Bâcle, directrice du restaurant doublement étoilé Anne de Bretagne à La Plaine-sur-Mer (44), témoigne du changement qui a animé la refonte des lieux, en février dernier. « Nous avons rouvert le restaurant après une rénovation complète de la salle qui n’avait pas eu lieu depuis 22 ans ! La cuisine du chef Mathieu Guibert a une forte identité marine, et il souhaitait depuis longtemps mettre son empreinte dans la salle. » Autrefois carrelée au sol, cette dernière, repensée en collaboration avec l’architecte et décoratrice d’intérieur Caroline Tissier, arbore désormais une moquette, outil à la fois esthétique et acoustique. « Nous avons fait le choix d’un très joli bleu avec une impression d’écume que l’on retrouve sur les baies vitrées peintes par Solène Eloy. Nous avons également fait appel à Céline Wright pour créer des lampes en papier japonais, dans l’esprit d’une envolée d’oiseaux blancs. Ces éléments participent en grande partie à la nouvelle identité de la salle », poursuit-elle. Pour marquer l’identité régionale du lieu, des ceps de vigne de muscadet, sablés à quelques kilomètres de Nantes (44), accueillent des plantes locales en guise de décoration florale. Sur table, on retrouve aussi des assiettes à pain en forme de galet créée par Sylvie Coquet.
« Nous sommes allés jusqu’à demander aux équipes de dessiner leurs consoles. »
— Claire Bâcle, directrice de salle à Anne de Bretagne
Accorder le lieu avec l’identité culinaire du chef
Dans ce même esprit marin, le restaurant deux étoiles La Marine de Céline et Alexandre Couillon, niché sur le port de l’Herbaudière à Noirmoutier (85), fait également office d’étalon, tant par la réflexion qui a animé sa transformation que par le résultat final. Après deux ans et demi passés dans ce nouveau décor, Céline Couillon, retient avant tout l’empreinte profondément locale du lieu : « Nous avons fait fabriquer un vaisselier moderne en hommage aux vaisseliers anciens de Vendée. Des cordages ont également été ajoutés au plafond pour rappeler les filets de pêche, tout en restant dans une démarche légère et épurée. » Sur table, la mise en place est faite autour d’une assiette de présentation réalisée par Jérôme Belau, un artisan local. Cette dernière met en scène une empreinte d’algue ramassée sur les berges de l’île de Noirmoutier. Un symbole marin complété par un bouquet de fleurs du jardin déposé sur chaque table. « Pour amener le jardin au client, Jérôme a également confectionné des pots de fleurs dans lesquels des légumes poussent et décorent la salle. Cela fait 7 ans que nous avons notre jardin, nous faisons aussi notre compost avec les déchets du restaurant, et nous souhaitions amener cette dimension dans la salle », souligne-t-elle. À La Plaine-sur-Mer comme à Noirmoutier, l’influence océanique et le terroir local sont les deux marqueurs forts qui ont rythmé la réfection complète des restaurants.
Au restaurant Kei, trois étoiles Michelin à Paris (75), les choix furent très différents au moment de rénover la salle pendant le second confinement. Pas d’attache locale, pas de frontières, mais une recherche perpétuelle de ce que le monde peut offrir de beau, et dont la quintessence est réunie dans l’assiette comme dans la salle. Le directeur du restaurant Louis-Marie Robert se souvient de longs moments d’échanges avec le chef Kei Kobayashi et l’architecte Tsuyoshi Tane : « Paris est un carrefour des cultures et cela symbolise bien la cuisine du chef. La volonté était avant tout de créer un décor pour mettre en lumière la cuisine colorée de Kei. Notre chef est un cuisinier qui s’attache davantage aux produits qu’à leur proximité géographique. Cette vision d’ouverture se retrouve dans la salle. Il y a également beaucoup de mélanges de matières. Le verre, le cristal, le marbre, la moquette, le bois, le tissu… Un mélange de formes et de textures que l’on retrouve aussi dans les assiettes au fil des cartes. La salle a été créée en grande partie autour de ça. »
« Nous voulions une salle ouverte sur le monde, qui met en avant la pluralité des origines, des cultures et des savoir-faire »
— Louis-Marie Robert, directeur de salle chez Kei
@ Vincent Fillon
Célébrer sa région avec des artisans locaux… on non
Au-delà de l’identité des lieux, la production locale des différents éléments qui composent le décor est un sujet important pour certains restaurateurs, soucieux de s’inscrire dans un écosystème humain et économique. C’est le cas chez Céline et Alexandre Couillon. Née à Nantes pour l’une, et de parents natifs de Noirmoutier pour le second, c’est tout naturellement que le couple a pris le parti de célébrer leur région ! « Nous avons fait appel à l’atelier Otso à Paris pour nous épauler, confie Céline Couillon. Ils ne sont pas locaux certes, mais les parents du fondateur ont une maison à Noirmoutier. D’une façon générale, nous souhaitions valoriser des talents qui nous entouraient déjà. Nous avons par exemple une collection de couteaux de salle réalisés par Evan Antzenberger à Nantes. Chaque modèle est unique et le client peut choisir celui qui l’accompagnera durant le repas. Jérôme Belau, quant à lui, nous confectionne des assiettes sur mesure dont certaines sont fabriquées avec des sables de l’île. Il utilise également des produits de notre jardin pour y apposer des empreintes. On ne saurait faire plus personnel. Enfin, nous avons tâché d’utiliser des matériaux recyclés ou reconditionnés comme notre parquet. Le local et l’écologie vont de pair ! » Autre volonté au restaurant Anne de Bretagne, qui n’a pas travaillé qu’avec des artisans locaux. « Dans notre salle, tout ne vient pas forcément de la région ! Nous avons choisi de travailler avec des artisans de talent, qu’ils soient locaux ou non. Cependant, un lien fort existe avec certains d’entre eux. L’électricien jouait au foot avec le chef quand il était jeune, le peintre est l’un de ses amis d’enfance, de même pour celui qui a travaillé sur la terrasse. C’était important pour notre chef de donner du sens à tout cela. »
Au restaurant Kei, la démarche est encore toute autre : le chef Kei Kobayashi a mis en avant la pluralité des origines, des cultures et des savoir-faire pour composer une salle à son image, « ouverte sur le monde », souligne Louis-Marie Robert. « Notre volonté était d’aller chercher l’excellence sur tous les points, sans se préoccuper des frontières. À notre carte se côtoient du bœuf de Galice, du bœuf japonais, du homard d’Écosse, du bar de l’île d’Yeu. Une ouverture totale au monde ! Nous avons donc réfléchi de la même façon lors de la rénovation de la salle. Le marbre des murs vient d’Espagne, les tubes en verre d’Autriche, le lustre en cristal Saint-Louis est français, le mobilier vient de la maison japonaise et néerlandaise Time and Style. Nous travaillons également avec Yuko Osawa, une maître Ikebana qui réalise des compositions florales traditionnelles japonaises qu’elle vient mélanger avec des fleurs françaises. » Les objets de présentation sur table sont signés Sylvie Coquet et s’accordent avec des assiettes à pain réalisées par une maison japonaise. Des photophores dépareillés de chez Baccarat ou Saint-Louis viennent, quant-à-eux, ponctuer chaque table d’une touche différente. « Kei Kobayashi est un chef propriétaire, sans actionnaire. Il a donc dû faire les choses étape par étape et a toujours souhaité créer une salle de restaurant à son image. Elle est aujourd’hui cohérente avec sa personnalité, comme avec sa cuisine. »
« Chaque collaborateur en salle se fait l’ambassadeur d’une chaîne humaine que nous créons au quotidien, de la nature au client. »
— Céline Couillon, copropriétaire et directrice de salle à La Marine
Le vaisselier moderne.
Conjuguer le bien-être des clients et la satisfaction des équipes
Pensée comme un patchwork de textures et de matières, la salle du restaurant Kei est ainsi le reflet de la cuisine du chef. Dans cette optique, chaque originalité se doit donc d’être dosée afin de rendre le lieu harmonieux, de sublimer le moment et de rendre le travail le plus agréable possible aux équipes. « Ici, beaucoup de choses sont dépareillées et chaque jour, la mise en place est différente. Les verres sont de couleurs différentes, les tables ne sont pas toutes nappées, les assiettes en verre de la maison Sugahara qui accueillent le plat signature du chef sont toutes différentes. Ces mariages de matières et de couleurs peuvent paraître déroutants. Dans les faits, le dosage est très subtil et met parfaitement en lumière la cuisine du chef, complète Louis-Marie Robert. Dans notre recherche de textures, nous avons également fait le choix d’outils à la fois esthétiques et pratiques. Nous avons ainsi optimisé au maximum notre façon de servir les boissons en mettant au point des stands à vins et eaux minérales originaux et décoratifs en aluminium brossé. Six d’entre eux sont répartis dans la salle et peuvent être remplis de glace pour maintenir toutes les boissons à leur température de service. J’ai également travaillé avec le chef afin de lui apporter un regard logistique. Agencement des tables, taille des plateaux, des meubles, tout a été pensé pour que le service de nos équipes de salle soit aussi harmonieux que le décor. Et nous en sommes ravis au quotidien, tout comme nos clients. À vrai dire, certains d’entre eux ne se rendent pas tout de suite compte de certains détails. Qu’ils s’agissent de l’alternance entre tables nappées ou non nappées ou des photophores et verres dépareillés. L’ensemble est harmonieux, et c’est ce qui ressort le plus de cette salle. ».
Chez Anne de Bretagne, les clients sont également heureux de cette transformation, y compris ceux qui auraient pu s’attacher à l’ancien décor du restaurant. « Beaucoup de nos clients historiques nous disaient de ne pas toucher à la salle parce qu’ils la trouvaient parfaite, explique Claire Bâcle. Aujourd’hui, ils nous disent tous que nous avons bien fait de marquer davantage notre identité ! Quand tout est pensé et tout est fait sur mesure, la réflexion d’ensemble se ressent toujours, beaucoup plus qu’une simple addition de “déjà vu”. Nous sommes allés jusqu’à demander à nos équipes de dessiner de nouvelles consoles. C’était un objet qui devenait nécessaire et devait être réalisé dans une optique aussi esthétique qu’ergonomique. L’amitié et la proximité sont des valeurs fortes chez nous, et les équipes que nous avons intégré à la réfection de cette salle le ressentent d’autant plus. » Pour Céline Couillon, impliquer les équipes est le meilleur moyen de faire le lien entre le client et le restaurant. « Tous nos collaborateurs ont eu l’occasion de voir Evan et Jérôme travailler, et ils sont fiers de le conter aux clients. On a une responsabilité bien plus grande quand on nous implique. Chaque maître d’hôtel se fait l’ambassadeur d’une chaîne humaine que nous créons au quotidien, de la nature au client. D’une façon générale, la personne qui va présenter le coutelier ou le céramiste est super fière. Au-delà du décor, l’histoire que l’on raconte fait aussi partie du moment, et c’est ce qui plaît aussi à nos clients. » À La Marine, un office ouvert sur la salle a également accueilli deux éléments de mobilier riches de sens. « Tout au long du service, nous évoluons autour d’une grande table vendéenne en bois, disposée à côté de notre vaisselier moderne. Nous y découpons le pain, préparons les boissons et effectuons toutes nos réalisations d’office. Cela crée un sentiment de convivialité, tant pour le personnel de salle que pour nos clients. Cette pièce est un point important pour valoriser la cohésion et le partage que nous souhaitons mettre en lumière dans notre restaurant », conclut Céline Couillon.