Interview publiée le 20 septembre 2016 – Il ne devait rester qu’une seule année au lycée Albert de Mun à Paris (VIIe). De professeur de restaurant, Patrick Chauvin est aujourd’hui DDFPT (ex-chef de travaux). Après 29 ans à Paris, il s’apprête à rejoindre au même poste le lycée Sainte-Anne à Saint-Nazaire (44). Ce doctorant, qui porte aussi le titre de MOF maître d’hôtel, se remet sans cesse en question. Interview pleine de vérités.
Nouvelles fonctions dès la rentrée 2021
Un oeil en salle : Parti pour être professeur de géographie ou d’histoire, vous avez finalement choisi la voie des métiers de la salle. Pourquoi ce changement ?
Patrick Chauvin : Ma grand-mère tenait le bistrot du village ; mon père vendait des vins et spiritueux. Je les aidais en permanence, parait-il. L’approche avec les gens, le contact, faire plaisir, se mettre « au service de… »… ce sont des mots qui me parlent. J’ai baigné depuis tout petit dans le milieu de la restauration. Pourtant, ma famille m’a dissuadé de faire ce métier… En classe de seconde, alors que tout le monde pensait que je deviendrai professeur de géographie voire d’histoire (une passion !), j’ai arrêté les cours pour rentrer en école hôtelière. Personne ne comprenait. Au départ, j’étais attiré par la cuisine ; mais j’ai vite opté pour le service en salle. Après l’obtention de mes deux CAP et BEP salle et cuisine, puis le BTH, j’étais dans la vie active… avec l’obligation tout de même de faire mon année à l’armée.
Vous avez eu la chance de conjuguer cette année de service militaire avec un poste de maître d’hôtel et des voyages. Un beau souvenir ?
À 18 ans, j’ai intégré, avec chance, la Marine nationale. Mon souhait. Il n’y avait que 3 000 postes à pourvoir à l’époque. J’étais maître d’hôtel du Pacha à bord d’un bateau basé à Cherbourg (50). Celui-ci faisait toute la mer du Nord. À chaque escale, nous faisions une réception. J’avais un budget. Je faisais les courses et j’organisais l’événement de A à Z. Et je profitais en parallèle de cette escale de 3 jours pour visiter le lieu où nous débarquions. J’ai énormément appris, tant personnellement que professionnellement. Une année de service extraordinaire ! Je n’ai donc pas eu de césure entre la fin de mon école hôtelière et l’armée.
Et votre premier travail ?
Lors d’une escale à Édimbourg (Écosse), j’ai rencontré le consul de France. Je lui ai dit : « La ville me plait et j’aimerai y trouver un travail dans six mois. » Il m’a conseillé un restaurant, L’Auberge, où j’ai postulé puis été accepté pour le poste d’assistant maître d’hôtel. Je finissais l’armée le 2 décembre ; je commençais mon premier boulot le 4. En parallèle, je prenais des cours d’anglais pour m’améliorer à l’université. J’ai appris vite et bien. J’ai aussi eu la chance de servir de belles personnalités, dont le Duc d’York qui m’a personnellement adressé un mot de remerciement pour la qualité du service. Cela fait partie des souvenirs du métier. Mais quand on est jeune, ce geste marque.
Quelle a été la suite de votre parcours ?
J’ai eu le poste de maître d’hôtel pendant deux ans au Manoir des Quatre Saisons à Oxford (Angleterre). Ce fut très formateur auprès du chef Raymond Blanc. Ensuite, j’ai filé au Louis XV à Monaco. J’étais 1er chef de rang. Les grades sont différents entre la France et l’Angleterre. J’ai connu Alain Ducasse aux fourneaux ! C’était super. Et puis, j’ai vécu ce moment où le restaurant est passé de deux à trois étoiles Michelin ! Une pression de folie. Il y avait un gros travail de salle, avec un soin extraordinaire apporté aux arts de la table et au service. Les trois plus belles années de ma carrière ! Pendant Monaco, j’ai demandé à Alain Ducasse d’avoir une transition de deux mois pour aller au Circle à New-York, avec, à l’époque, le chef Daniel Boulud ; ainsi qu’au Watergate à Washington avec Jean-Louis Balladin, aujourd’hui décédé. J’ai aussi ce souvenir quand Alain Ducasse m’a donné un certificat au départ du Louis XV mentionnant : « Patrick est un bon élément que nous pouvons recommander. » Le chef n’en faisait quasiment jamais, donc c’est une fierté. À mon retour, j’ai tenté le Trophée Jacquart dans la catégorie maître d’hôtel en 1992, qui n’existe plus aujourd’hui. J’ai gagné la demi-finale face à Denis Courtiade ; puis celui-ci m’a devancé en finale où il est arrivé premier. Le monde est petit. Nous nous sommes toujours suivis. Le métier est fait de rencontres et d’amitiés.
Enfin, je suis monté à Paris au restaurant Drouant. Le hasard faisant bien les choses, j’ai été repéré – grâce au Trophée Jacquart – pour faire l’ouverture du lycée Albert de Mun en 1992. La proposition : être professeur de restaurant. J’ai accepté en me disant que ce serait un break d’une année. Vingt-quatre ans plus tard, j’y suis toujours…
À mon sens, un bon professionnel ne fait pas forcément un bon professeur. Il y a une façon de véhiculer. De même qu’un professionnel moyen peut devenir un très bon professeur.
Pourquoi cette « transition » avec le milieu de l’enseignement ?
J’avais 30 ans, et besoin d’une nouvelle expérience. Devenir professeur était une opportunité. Donc, pourquoi pas. Faire des cours, être face à des élèves et leur passer un message, ce n’est pas si simple. Je venais d’un milieu extrêmement rigoureux, où l’excellence et le zéro défaut primaient. Il a fallu s’adapter, mettre de « l’eau dans son vin ». Que la rigueur se passe avec d’autres mots, d’autres termes, et sous d’autres conditions. On ne parle pas à un jeune élève comme à un employé. Avec ce dernier, on est plus ferme puisqu’il y a des conditions financière et hiérarchique. Certes, il y a une hiérarchie entre l’enseignant et l’enseigné. Mais ce n’est pas la même chose. Il a donc fallu réapprendre une nouvelle pédagogie. Et c’est là, la difficulté. À mon sens, un bon professionnel ne fait pas forcément un bon professeur. Il y a une façon de véhiculer. De même qu’un professionnel moyen peut devenir un très bon professeur. L’enseignement a un fil conducteur : le référentiel. Tu peux le suivre, et apporter ton empreinte, ton image. Alors que dans la profession, à part la personnalité de l’établissement s’il est connu, tu as des codes différents.
De professeur de restaurant, vous êtes aujourd’hui chef de travaux. Quel est votre rôle au quotidien ?
J’étais professeur de restaurant de 1992 à 2008 (16 ans). Puis, j’ai évolué vers le poste de directeur délégué à l’enseignement technique et professionnel [chef de travaux, ndlr]. Je ne donne plus de cours aujourd’hui. Mon rôle est de gérer les équipes, les plateaux techniques, et la véracité des cours. Je suis également conseiller auprès de la direction. J’entretiens aussi des relations à l’extérieur avec les professionnels, notamment pour les stages.
La manière d’aborder un jeune a-t-elle évolué ?
Je dirai que les codes ont changé. La structure familiale n’est plus la même. Tout est différent. Les jeunes sont parfois en manque de repères. Il faut une formation (presque) sur-mesure. Mais il y a des dogmes à suivre, puisque le lycée est sous-contrat de l’éducation nationale. J’ai la responsabilité de 400 élèves. Je me considère comme un garde-fou. Je veux avoir une proximité avec eux, connaître leurs prénoms, être à l’écoute. C’est souvent du cas par cas.
Diriez-vous que l’éducation se fait à l’école ?
Oui, je pense. Dans l’intitulé, il ne faut pas oublier qu’il y a le mot « éducation ». Je le répète souvent aux professeurs. C’est en notre pouvoir d’éduquer les jeunes.
Quelle est votre approche pédagogique ?
Il y a un mot que j’aime particulièrement : la rigueur. Cela ne veut pas dire ennui ou difficulté, mais savoir se mettre soi-même en position d’exigence. Tout le monde parle d’excellence, mais ce n’est qu’un état nébuleux, impalpable – qu’on peut être amené à toucher avec le MOF. Ce n’est pas un état stable, mais un combat. L’excellence est contraignante. Il faut y arriver dans le bonheur, l’épanouissement et la joie. Quand on atteint ce stade, c’est super ! Savoir se talonner, se remettre en question.., voilà pourquoi les concours sont intéressants. Ce n’est pas indispensable. Mais on se challenge. On se compare à d’autres. On se surpasse. On progresse. On se met à nu. L’excellence est un accélérateur. Mais je pense que la rigueur est plus importante.
Vous avez obtenu le titre de MOF en 2007. Diriez-vous que l’excellence, qu’implique le col bleu-blanc-rouge, a un prix ?
Oui ! C’est facile de se réclamer l’excellence. Mais qui est prêt à en payer le prix ? J’ai la prétention de dire que j’en ai payé le prix. Car j’en ai bavé pour décrocher ce titre – obtenu au bout de la troisième tentative… C’est énormément de sacrifices. Al contrario, je pense que l’échec est indispensable dans la vie. Il n’y a que la remise en question qui fonctionne. Peut importe de gagner. Il y a des très bons qui n’ont pas fait de concours.
Votre philosophie ?
Continuer à être en phase avec le métier, ne jamais sans détacher. Sentir les mouvements. Si le référentiel de l’éducation nationale est notre ligne de conduite, il faut s’adapter au marché de l’industrie hôtelière. Donner un sens à ce que les jeunes veulent faire. De la collectivité en passant par la brasserie ou le gastronomique, chaque projet a un sens. Nous donnons les clés aux élèves pour parvenir à leur objectif professionnel.
Quelle est votre vision du métier ? Et des jeunes d’aujourd’hui ?
Je me considère toujours comme un professionnel. Et puis comme professeur aussi. Je ne me suis jamais senti en rupture avec cet univers. Je lis, je vais sur le terrain, je suis au fait.
Quant aux jeunes, je pense qu’ils sont étonnants. Ils n’ont pas changé, c’est le monde qui a bougé. Ils ont des qualités. Certains m’apprennent des choses. Il faut savoir être à l’écoute, leur faire confiance. Je connais le prénom de chacun. Je peux les interpeller dans la cour, dans les couloirs pour discuter. Il faut créer une relation de confiance avec eux.
Les projets ?
Le lycée Albert de Mun a démarré avec une classe de 24 élèves en BEP. Aujourd’hui, il a des cursus du CAP à la licence (CAP boulanger, baccalauréats professionnels cuisine et salle, baccalauréat technologique, BTS option arts culinaires et arts de la table et option mercatique et gestion hôtelière, mise à niveau, mentions complémentaires sommellerie et cuisinier en desserts de restaurant, licence encadrement et exploitation en HR de luxe avec la fac de Nanterre). La capacité : 1500 jeunes, dont 400 dans la filière hôtellerie-restauration. En 2014, 50 pieds de vignes ont été plantés. Nous avons en projets de vinifier notre propre vin (avec nos raisins) dans deux ans, et de créer 500 m2 de jardins suspendus d’ici à 2018.
Vous êtes retourné sur les bancs de l’école à plusieurs reprises. Pourquoi cette remise en question ?
Je trouve que c’est primordial de continuer à évoluer tout au long de sa carrière. En intégrant le Master 2 histoire et culture de l’alimentation à l’université François Rabelais de Tours (37), je ne cache pas aussi qu’il s’agissait de revenir à ma deuxième passion : l’histoire. La boucle est donc bouclée.
Sa bio en dates :
- 1964 : Naissance à Domfront (61)
- 1982/83 : CAP salle puis cuisine au LEP privé de Caen (14)
- 1985 : BTH restauration au lycée hôtelier de St-Quentin-Yvelines (78)
- 1985/86 : Service national à Cherbourg (50) - Brevet maître d’hôtel marine
- 86/88 : Assistant maître d’hôtel à L’Auberge à Edimbourg (Ecosse)
- 88/89 : Maître d’hôtel au Manoir Aux Quat’Saisons** Michelin à Oxford (Angleterre)
- 89/91 : 1er chef de rang au restaurant Le Louis XV***
- 1991 : Vice-champion de France à la finale nationale du Trophée Jacquart dans la catégorie « maître d’hôtel »
- 92 : Maître d’hôtel au Drouant à Paris (75)
- 92/2008 : Professeur de restaurant au lycée Albert de Mun à Paris (VIIe)
- 1995 : BTS option génie culinaire et arts de la table dans l’académie de Nantes (44)
- 2007 : Obtention du titre de MOF maître d’hôtel, des arts de la table et du service
- Depuis 2008 : Directeur délégué à l’enseignement technique et professionnel [chef de travaux, ndlr] au lycée Albert de Mun
- 2012 : Master II Histoire et cultures de l’alimentation à l’université François Rabelais de Tours (37) - major de promotion, mention très bien
- 2013 : Doctorant Histoire et cultures de l’alimentation à l’université François Rabelais de Tours (37) Thèse : « L'autre raisin : le raisin de table dans l'espace francilien (vers 1850-1970) »