Il a travaillé 37 ans à la Côte d’Or, devenu le Relais Bernard Loiseau. Ce « maquignon », formé à Semur-en-Auxois (21), a grandi et évolué avec son patron et « maître », Bernard Loiseau, parti en 2003. Celui qui lui a transmis la franchise, la rigueur, l’honnêteté, a été élu « directeur de salle de l’année » par Gault&Millau en 2017. À 60 ans, Éric Rousseau, l’un des piliers de l’établissement, qui a continué à voir évoluer la maison avec Dominique Loiseau et ses enfants, fera son dernier service le 31 juillet au soir. Entretien.
Un œil en salle : Quel est votre premier souvenir avec Bernard Loiseau ?
ÉR : Mon oncle, commerçant à Saulieu (21), avait rencontré Bernard Loiseau par hasard. Le chef cherchait un chef de rang. Je sortais tout juste de l’armée, et je souhaitais rester une année dans le coin avant de partir à l’étranger. Je l’ai donc rencontré autour d’un kir. À la fin de notre rendez-vous, il m’a fait une poignée de main ferme. J’étais embauché.
Connaissiez-vous le chef, de nom ?
ÉR : Non, je ne connaissais pas Bernard Loiseau. À l’époque, il n’y avait pas autant de chefs médiatisés. Seuls deux ressortaient : Bocuse et Troisgros. Et un autre, Oliver, qui passait à la télévision. En 1975, Bernard Loiseau venait d’arriver à Saulieu ; il avait seulement 24 ans. Il était connu dans le microcosme de la restauration, mais pas nationalement. Par contre, je connaissais l’établissement, La Côte d’Or ; un temple de la gastronomie, notamment avec le passage d’Alexandre Dumaine [chef trois étoiles Michelin de 1935 à 1964, NDLR]. En 1982, Bernard Loiseau racheta La Côte d’Or, en la rebaptisant La Côte d’Or – Bernard Loiseau [devenue Relais Bernard Loiseau à son décès, NDLR]. Etant enfant, jamais je n’aurai pensé pouvoir travailler ici. C’était, à mes yeux, l’inaccessible !
Avez-vous toujours voulu être en salle ?
ÉR : Je ne pense pas avoir rêvé de ce métier depuis tout petit. J’en ai entendu parler par ma tante, qui était dans le milieu et m’avait raconté des anecdotes. Quand tu as 15 ans, tu te cherches un peu. Je n’étais pas passionné par la salle, mais j’avais envie. Pour ma part, j’ai aimé mon métier, non pas dès le début, mais en le faisant.
Où avez-vous été formé ?
ÉR : J’ai étudié à Semur-en-Auxois (21). Je n’aimais pas trop l’école. Après l’obtention de mon CAP, on a voulu m’envoyer au lycée de Thonon (74). J’ai refusé. Je voulais bosser. De ma génération, on pensait d’abord au travail ; ce qui était peut être différent d’aujourd’hui. C’est un sujet que l’on devrait davantage aborder. Rester 37 ans dans une maison, ce n’était pas exceptionnel, ni anormal ! Car si on se plaisait dans l’entreprise, on y restait ; point à la ligne. Maintenant, on a la possibilité de voyager et de communiquer plus facilement ; ce qui amène à une nouvelle façon de travailler ou de voir les choses. Et tant mieux.
Vous êtes rentré chef de rang, un an avant l’arrivée de la 2ème étoile…
ÉR : Exactement. Je suis arrivée en 1981, quelques mois avant l’obtention de la seconde étoile Michelin. On est une région de maquignons. Les papiers, ça n’existe pas. Quand tu serres la main, c’est fini. C’est une histoire d’hommes. C’est ce qui s’est passé avec Bernard Loiseau. Une rencontre exceptionnelle. On était 15 employés au total ; ce qui représente un cinquième de la structure actuelle !
Quelle a été votre première impression ?
ÉR : Ce qui m’a plu en priorité, c’est la « niaque » de Bernard Loiseau. C’est d’ailleurs le mot qu’il employait toujours. C’était un leader. Et dans une maison, un leader te fait progresser, avancer. C’est quelqu’un qui avait envie de réussir, et qui transmettait. Il était aussi proche des gens de la salle, que de la cuisine. Et aussi de ses clients. C’était un vrai restaurateur.
Cette motivation vous a t’elle permis d’évoluer différemment ?
ÉR : En parallèle de mon poste de chef de rang, j’étais responsable de l’événementiel, car le chef était sollicité à l’extérieur (tournage, etc). J’ai également participé aux ouvertures des brasseries parisiennes, et au Japon. J’étais assez mobile. Je pense que je suis resté si longtemps pour deux raisons, car il y avait un « bonhomme » devant, et qui te permettait de faire autre chose. Je ne serai pas resté 37 ans ici même, à Saulieu. Je n’ai jamais été un directeur de salle qui restait dans « sa » salle. Je peux accueillir le client à la réception, le conduire dans sa chambre ou lui faire la visite du parc. Je m’apparente davantage à un maître de maison. Il ne faut pas croire que l’on fait qu’une tâche. On participe à la vie et l’histoire de l’établissement. J’ai aimé cette polyvalence.
Quel souvenir avez-vous de la troisième étoile en 1991 ?
ÉR : C’était l’euphorie. Dans les années 90, Internet n’existait pas et il n’y avait pas autant de presse qu’aujourd’hui. Si bien que les médias avaient plus d’impacts. Le soir de l’annonce, nous avions TF1, Antenne 2 et la 5 pour des directs. Le chiffre d’affaires a progressé de 60%. On est passé de 50 à 80 employés (20 chambres). Du jour au lendemain, le téléphone n’arrêtait pas de sonner. Le monde entier s’est déplacé. Cette obtention a permis la reconnaissance de notre travail, mais aussi de la clientèle.
L’avez-vous fêté ?
ÉR : Bien sûr. On était chez Bocuse, reçu par Paul Bocuse avec un éléphant du cirque Pinder. C’était un seigneur. En 2011, on y est retournés pour fêter les 20 ans de trois étoiles, avec le même menu !
Vous avez aussi dû faire face à la perte de Bernard Loiseau, en 2003…
ÉR : Triste épreuve. Il s’est suicidé 12 ans après l’obtention des trois étoiles. Il y a eu de mauvaises communications autour du décès, c’est ce qui a été le plus dur. Il ne s’est pas donné la mort pour des raisons financières ou familiales, ni pour la perte de la troisième. Il est parti le 24 février, le guide Michelin sortait le 28 février – le jour de son enterrement. Et il y avait bien la troisième ! Nous les avons tout de même gardées jusqu’en 2016, soit pendant 25 années.
Bernard Loiseau était tellement fort dans sa tête, que nous ne pouvions pas baisser les bras.
Malgré la peine, comment l’équipe trouve t’elle la force de poursuivre ?
ÉR : Son décès est arrivé un lundi à 17h30. Nous avons fait le service du soir. À 23h30, Dominique Loiseau, sa femme, prenait la décision de continuer. La maison n’a rouvert que le samedi. Nous sommes donc restés, pour elle et pour lui. On a beau avoir le sourire forcé, on a les yeux qui pleurent. Ce n’était non plus pas facile pour la clientèle. On a mis deux ans pour s’en remettre. Et puis son départ a fait chuter le chiffre d’affaires de 40%. On perdait un personnage. Bernard Loiseau était tellement fort dans sa tête, que nous ne pouvions pas baisser les bras.
Un souvenir avec lui ?
ÉR : Il y en a beaucoup. J’ai eu la chance d’être souvent en sa compagnie à l’extérieur. C’est quelqu’un qui était très reconnaissant. Il ne t’abaissait jamais. Un jour, nous devions aller à Chelles (77) pour un rendez-vous. J’attendais dans la voiture. L’un des 5 dirigeants lui propose de déjeuner et compte 5 personnes. Il lui dit : « Non, nous sommes six ». J’étais la sixième mais le gars ne me calculait pas. Bernard Loiseau ne nous mettait jamais de côté. Il avait du respect pour ses employés. Certains hivers, ils nous arrivaient de faire peu de couverts. Le chef donnait 100 francs à ses cuisiniers pour aller au cinéma à Dijon (21). Il était généreux. Autre anecdote : celle d’un caméraman qui s’arrête devant le Relais ; Bernard Loiseau avait promis de lui offrir un verre quand il repasserait. Sauf qu’il était avec 30 copains bikers. Le chef a tenu sa parole et a offert à tous du Champagne.
Vous répétez que Bernard Loiseau était un homme de parole. Au-delà du travail, vous a-t-il insufflé ses valeurs ?
ÉR : Sans aucun doute. La franchise, la générosité, l’honnêteté, le respect de l’autre, la droiture. Ce n’est pas parce que l’on dit les choses à quelqu’un qu’on va s’en faire un ennemi. Au contraire. C’est celui qui m’a appris tout cela.
Comment la transition s’est t’elle faites avec Dominique Loiseau ?
ÉR : Elle était déjà impliquée dans la maison. Il a fallu réapprendre à travailler avec Dominique Loiseau, et elle, avec nous.
Quelles ont été vos promotions internes au Relais Bernard Loiseau ?
ÉR : Peu de temps après cette transition, je suis passé maître d’hôtel, puis brièvement premier maître d’hôtel et directeur de salle en 2010. Je n’ai pas trop les dates en tête… On m’appelle soit Éric ou Monsieur Rousseau. Des directeurs de salle, il y en a plein ; un Éric Rousseau, il n’y en a qu’un. Idem pour d’autres. Tu te crées un personnage. Je n’apporte pas vraiment d’importance aux fonctions.
La clientèle a-t-elle, selon vous, évolué ?
ÉR : La grosse évolution que je perçois, c’est plus dans la manière de se nourrir. Il y a énormément de régimes alimentaires (sans lactose, sans gluten, végétarien, etc). Après, je trouve que la clientèle est plus jeune, plus relax. Nous n’obligeons pas la cravate au déjeuner, car la plupart font de la voiture. Sinon tu perds 80% de tes clients. Le soir, on demande plus de rigueur : une chemise, voire une veste, mais pas de short ni de tongs. À Paris, les gens sont dans un esprit de travail, dans la représentation ; contrairement à Saulieu où ils sont plus en mode décompression. Nous ne pouvons pas avoir la même exigence vestimentaire.
Les régimes alimentaires des clients font-ils partie de votre quotidien ?
ÉR : Oui, c’est dorénavant dans notre langage. On en parle à la prise de commande, car difficile parfois de savoir si le client a une vraie allergie ou si c’est une histoire de goût déguisée en allergie. Intolérant ou allergie, ce sont deux choses différentes. Certains se disent allergiques alors que, finalement, ils n’aiment pas un ou plusieurs produits. C’est assez embêtant. Le chef Patrick Berton me disait « Je vais bientôt leur demander une feuille détaillée avec le tampon du médecin ». Depuis 5 ans, les régimes alimentaires sont devenus les fardeaux de la restauration.
Nous accueillons des amis, non pas des clients.
Quelle était votre « patte » en salle de restaurant ?
ÉR : J’ai voulu garder une certaine convivialité et décontraction tout en restant très pros. Nous sommes en Bourgogne, dans une ville d’à peine 3000 habitants ; les gens viennent pour notre ambiance familiale qui doit se ressentir dans le service. Nous accueillons des amis, non pas des clients. Je crois que c’est notre force.
… et votre équipe ?
ÉR : Pour 60 couverts par service (contre 140 avec Bernard Loiseau), nous sommes 16 + 4 sommeliers. Mon assistant Valentin Mérot, arrivé en septembre dernier, va reprendre le flambeau. Il a 28 ans et est issu de la région. Nous assumons 3 services dans la journée (petit-déjeuner, déjeuner et dîner) avec la même brigade. Tous sont en coupure. Et depuis l’ouverture de La Villa des Sens en juin 2017 (dorénavant 90 employés), l’hôtel est ouvert 7 jours sur 7.
Que vous a apporté La Villa Loiseau des Sens, qui est contiguë au Relais Bernard Loiseau ?
ÉR : La Villa Loiseau des Sens a son spa et son restaurant bien-être Loiseau des Sens. Elle capte une clientèle encore plus jeune. Mais cela se répercute aussi au restaurant gastronomique du Relais, ceux qui pendant leur séjour, veulent goûter la cuisine du chef Patrick Berton.
Après 37 ans de maison, vous partez en retraite le 1er août 2018. Un pincement au cœur ?
ÉR : Oui forcément. Après je m’appelle Rousseau, je suis un peu philosophe (rires). Mais c’est la vie. J’ai 60 ans. Il faut laisser la place. Un pincement, oui, car j’ai plein de souvenirs. J’espère en avoir d’autres par la suite…
On a un métier qui n’est pas dur mais contraignant.
Cela veut-il dire que vous avez des projets ?
ÉR : Je veux me consacrer à la formation et à la transmission. Je l’ai déjà fait depuis longtemps, notamment en étant membre fondateur de l’association Ô service – des talents de demain en 2012. Mais j’aimerai aller plus dans les écoles ; on peut me solliciter, je suis partant ! Après, je vais vivre un peu pour moi. Car j’ai une famille que j’ai un peu laissée de côté ; ma femme s’est occupée de mes deux filles. Merci à elle. Je dis toujours qu’on a un métier qui n’est pas dur mais contraignant. C’est physiquement éprouvant de par les horaires – mais tellement passionnant !
Dans votre carrière, y a-t-il une conversation, un client qui vous a le plus marqué ?
ÉR : Plein. Mais, il y a 4 à 5 ans, je me souviens qu’il y avait eu un souci avec un Airbus. Et le client me demande ce que j’en pense. Je lui réponds que je ne m’y connais pas vraiment en aéronautique. Et il me démontre pendant 15 minutes que ça ne peut pas être une erreur technique, mais forcément humaine. J’écoute, bluffé. Puis, l’une des 6 personnes à table se lève pour régler, et je lui dis « Il s’y connait votre invité ». Et me de répondre : « Oui, c’est le vice-président d’Airbus ». Tu discutes avec un client lambda, sans savoir ce qu’il fait. Notre métier nous permet de rencontrer des personnes que l’on ne verrait pas en temps normal. À l’instar de Robert De Niro qui vient manger et te saluer tranquillement. Nous avons une relation autre avec eux. J’ai aussi regardé un match de tennis avec Bruel parce que j’attendais Mitterand qui venait manger. Mais je l’ai gardé pour moi.
Votre métier face client implique aussi de faire face aux imprévus. Avez-vous eu des situations gênantes ?
ÉR : Ca peut faire partie de notre quotidien. Un jour, je devais présenter une poularde avant de la découper au guéridon. Je fais un « speech », et en ouvrant la cocotte aux clients, il n’y avait pas de poularde à l’intérieur. Moment de solitude. C’est un peu bêta, mais il faut gérer la situation (le temps d’attente pour la cuisson, etc). Après, c’est ta manière d’être, ta personnalité qui font la différence. Et le facteur chance – qui ce soir-là nous a bien aidé ! Il y aussi eu la truffe qui roule par terre. Et tant d’autres.
Quelle est votre plus grande fierté dans le métier ?
É R : C’est d’avoir crée un réseau et fidéliser les clients. Le plus beau compliment, c’est celui qui ne te connaît pas et qui t’appelle par ton prénom en partant. Je dis toujours : « Quand il te laisse un pourboire, c’est que tu as bien fait ton métier. S’il te dit merci par ton prénom, c’est que tu as fait plus que ton métier ! »
Sa bio, en dates :
- 1958 : Naissance à Saulieu (21)
- 1974 : Obtention du CAP restaurant au lycée de Semur-en-Auxois (21)
- 1976 : Armée militaire
- 1977 : Saisonnier au Bellecôte à Courchevel (74)
- 1981-2003-2010 : Chef de rang- responsable de l’événementiel, maître d’hôtel puis directeur de salle au Relais Bernard Loiseau à Saulieu (21)
- 2007 : Élu directeur de salle de l’année par Gault&Millau
- 2012 : Membre fondateur de Ô service
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