Dans la série « Hospitalité engagée », menée en collaboration avec l’association Les Grandes Tables du Monde, Un oeil en salle aborde aujourd’hui son cinquième thème : « Offrir une expérience de sommellerie sans alcool. » Retours d’expériences de quatre établissements membres des Grandes Tables du Monde : L’Air du Temps, Amelia, David Toutain et le Clos des Sens. Chaque maison a sa vision sur le « sans », comme de son intégration dans l’offre globale du restaurant.
Peu importe le type de restauration, la clientèle est cosmopolite par définition. Un mix de cultures qui amène avec lui des modes de consommation particuliers, comme des évolutions de tendances. C’est le cas lorsque l’on parle du « soft-pairing » [accord sans alcool en français, NDLR], de plus en plus aperçu dans les restaurants d’Europe continentale. En parallèle du classique accord mets et vins, les équipes de sommellerie proposent des créations liquides, conçues et réalisées dans l’optique d’un accord parfait avec chaque plat. Des boissons produites grâce à des techniques variées comme la décoction, l’infusion (à froid ou à chaud), la macération, la lacto-fermentation ou encore l’extraction. Le « sans » n’est plus aujourd’hui destiné à une clientèle de « niche », comme pour une femme enceinte ou une personne abstinente par obédience ; tous les profils peuvent se laisser séduire. Précurseur sur le sujet, Sang Hoon Degeimbre, chef du restaurant L’Air du Temps à Liernu (Belgique), propose le soft-pairing à ses clients depuis 15 ans, et observe un intérêt grandissant de leur part. « Adopter un mode de vie plus sain, choisir ses circonstances, ses moments de consommation, sont des raisons pour boire moins, mais mieux. Aujourd’hui, même les amateurs de vins apprécient ces accords et sont enchantés de voir une alternative à l’eau plate ou pétillante ! », indique-t-il.
« Adopter un mode de vie plus sain, choisir ses circonstances ou ses moments de consommation sont des raisons pour boire moins, mais mieux. »
— Sang Hoon Degimbre, L’Air du Temps
Une vision partagée par Paulo Airaudo, chef du restaurant Amelia à San Sebastian (Espagne) : « C’est une tendance globale qui va continuer à augmenter dans les prochaines années. Nos clients viennent du monde entier et sont toujours plus nombreux à nous demander ce type d’alternatives. » Une opportunité pour offrir une réelle expérience de dégustation à une clientèle que les restaurants n’auraient pas su capter avec de l’alcool. C’est le cas des enfants, où le soft-pairing peut être un formidable « outil éducatif », précise Fabien Vullion, chef sommelier du restaurant David Toutain à Paris (VIIe). « Permettre aux jeunes d’éduquer leur palais peut leur donner une sensibilité au goût. Cela ouvre les horizons ! » En revanche, selon Thomas Lorival, copropriétaire et chef sommelier au Clos des Sens à Annecy (74), cette tendance du sans-alcool n’est qu’à ses prémices, et le propos devra aller en se précisant. « Au début de l’explosion du régime végétarien en Europe, on enlevait juste le produit qui posait problème. Aujourd’hui, nous trouvons des créations adaptées dans bon nombre de restaurants. Dans le même esprit, le soft-pairing ne doit pas être un simple substitut, mais un accord tout aussi existant que l’accord mets et vins ! »
@Matthieu Cellard
« Ces créations liquides rapprochent les univers de la cuisine et de la sommellerie. »
— Thomas Lorival, Clos des Sens à Annecy
Betterave dera fumée / Extraction de betterave, groseille blanche, infusion de poivre du jardin. @Matthieu CellardFéra curry-vert / Extraction de pomme coriandre, gingembre @Matthieu CellardComplicité de la rhubarbe et du fenouil / Eau de rhubarbe fleur de sureau. @Matthieu CellardDes accords au Clos des Sens.
Accorder autant d’importance à un client qui ne boit pas d’alcool
Plus qu’une expérience supplémentaire, le soft-pairing se veut le prolongement de la cuisine et de la sommellerie. Un pan de l’expérience gastronomique trop oublié jusqu’alors, et pourtant déjà présent dans certaines contrées du monde. C’est également l’occasion d’aller plus loin dans la relation. « Nous avons lancé le soft-pairing avec le chef David Toutain en janvier 2023, et cela a déjà créé beaucoup de conversations inédites avec nos clients !, confie Fabien Vullion. C’était la dernière partie que nous n’avions pas développé et qui permet de proposer le même niveau d’expérience à chaque hôte, au même prix. Nos accords sans alcool sont composés de kombuchas, d’extractions, de maturations, d’infusions à froid, de jus, de fermentations, de thés ou encore de décoctions. Ces préparations sont à base d’herbes aromatiques, de racines, feuilles, plantes, légumes, fruits ou graines issus de notre jardin en permaculture situé à proximité de Honfleur (14).» Composant chaque boisson comme une assiette, Sang Hoon Degeimbre en fait la suite logique de son processus de création. « Tous les accords ont comme inspiration les plats. Cela nous permet, contrairement au vin, de modifier nos boissons au gré des ingrédients qui composent chaque assiette », ajoute-il. Une démarche qui ouvre également la porte à des accords très précis, modulant les accords, les techniques de fabrication des boissons ou encore les températures de service selon le niveau de maturité de chaque ingrédient. C’est ce qui est fait au Clos des Sens où Thomas Lorival voit également une autre vertu à cette éclosion. « Cela réunifie les univers de la cuisine et de la sommellerie dans le prisme de ces créations liquides. La salle et la cuisine s’intéressent toutes deux au monde de l’autre et ce type de projet rapproche nos métiers plus que jamais ! » Un propos que rejoint Paulo Airaudo, voyant dans la mise en place de ce projet « une merveilleuse expérience de team-building. »
La construction d’une offre identitaire
Des créations liquides qui, au même titre que les plats ou les vins, doivent être présentées aux clients et commentées. Comme chaque élément différenciant, ces nouveaux produits se parent de dénominations particulières, d’un jargon, visant à les démocratiser et à sensibiliser la clientèle sur le travail que leur mise en place nécessite. Un travail comprenant une belle part de recherche et de développement, mais aussi de mise en place quotidienne pour des produits vivants qui évoluent très vite dans le temps. Toujours au Clos des Sens, Thomas Lorival et ses équipes parlent d’accords cuisinés. « Le terme boisson sans alcool, ce serait comme un steak sans viande. C’est copié en retirant quelque chose. Or, il s’agit ici d’une fusion des connaissances et expériences de la cuisine et de la sommellerie pour créer une expérience nouvelle. Il est nécessaire de bien mettre tout cela en avant afin que le client ne voit pas cela comme un simple levier économique. Nous avons même créé un poste en salle dédié à leur fabrication, incarné par Anaïs Bercegeay qui s’y consacre à plein temps », commente-t-il.
« Permettre aux jeunes d’éduquer leurs palais peut leur donner une sensibilité au goût. Cela ouvre les horizons. »
Extraction bourgeon Douglas (avec le homard).Jus pomme-vinaigre-fenouil sauvage.Thé Lapsang Souchong (avec les saint-jacques).Jus légumes : chou kale-blette.Les jus mis en place en janvier 2023 au Restaurant David Toutain.— Fabien Vullion, Restaurant David Toutain
Dans la même optique, les équipes de salle de L’Air du Temps parlent de boissons gourmets ou de macérations végétales naturellement sans alcool. Une démarche que le chef Sang Hoon Degeimbre a poussé jusqu’à la mise au point de boissons en bouteille nommées « OSAN » pour poursuivre l’expérience à domicile. Au-delà de la boisson, il s’agit pour chaque restaurant d’une vision d’ensemble et d’une expérience qui doit se décliner sur la totalité d’un menu, tout au long de l’année. Chez Amelia, tout est servi à la bouteille dans des verres Zalto au bar ; au Clos des Sens, la majeure partie des boissons arrivent en théière sur table ; quand l’Air du Temps et David Toutain proposent un rituel similaire à celui du vin, devant le client. Dans les quatre établissements, la part belle est faite au soft-pairing sur la carte des vins comme sur la carte des mets, au même titre que les autres accords, plus axés sur les boissons alcoolisées de manière générale. Une composante de plus dans l’expérience client, dans la séquence de service, et dans le panel technique s’offrant aux jeunes générations. En somme, une belle façon de valoriser les métiers du service avec une valeur ajoutée qui leur est propre…
« Nos clients viennent du monde entier et sont toujours plus nombreux à nous demander ce type d’alternatives. »
Siphon à eau de Seltz.Setoka.Shizo.Service des « sans » chez Amelia, en Espagne.— Paulo Airaudo, Amelia
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