Tribune libre de Kilien Stengel, universitaire et auteur.
Suite à l’apprentissage des consommateurs vers une portabilité des repas à domicile de plus en plus prégnante, suite au matraquage discursif pendant plusieurs mois pour la nécessité d’une alimentation de type « besoins essentiels » qui efface partiellement la notion de prestation de plaisir en restaurant, et compte-tenu de l’autonomie acquise par les clients pour limiter des intermédiaires dans les prestations de service afin d’éviter les contaminations, demain, les serveurs dans les restaurants auront-ils encore une place à jouer ?
Les dépenses dédiées au plaisir d’un repas au restaurant se réduiront certainement, faute de récession, et même si, paradoxalement, les clients soulignent à notre époque, plus que jamais, l’envie de revenir aux sources et de simplifier le produit, ils mettront nécessairement demain de plus en plus d’essentialisme à la valeur humaine et à ses relations dans le service faute d’en avoir été privés. Le service permet et permettra encore demain de vivre son repas humainement et permettra que la prestation du restaurant soit incarnée par un individu.
On se doute bien que le XXIe siècle apportera robotique et généralisation du digital et de l’intelligence artificielle. Certains restaurants font déjà appel à des robots pour le service (à Bangkok, en Chine à Harbin,…). L’accueil comme le service (mais aussi la prestation culinaire) vivent et vivront ce changement où les serveurs humanoïdes apporteront les plats aux clients en suivant un chemin tracé dans les allées du restaurant, et où la prestation sera standardisée.
On se doute que les tendances de consommation apporteront leur contribution à ces modifications dans les défis prioritaires pour l’avenir, entre autres :
- la personnalisation croissante des consommations, avec une affirmation de plus en plus forte de l’individu et, en contrepartie, une responsabilisation des mangeurs vis-à-vis des conséquences de leurs pratiques alimentaires ;
- le développement des enjeux de santé, en particulier liés aux maladies transmissibles par l’aliment ou par l’environnement ;
- l’accélération des rythmes de vie (multiplication des activités, densification des temps sociaux), associée à un nomadisme des urbains, rendant l’alimentation souvent secondaire par rapport à d’autres préoccupations (travail, loisirs, déplacements, etc.) ;
- la distanciation, physique naturellement compte-tenu des obligations en ce sens, mais également relationnelle voire cognitive. Elle se traduira par un besoin accru de transparence, d’informations, mais également par une recherche de proximité, de lien social, une volonté de reprendre en main les tenant et aboutissant de son repas ;
- la prégnance de plus en plus forte des enjeux de durabilité, la recherche de nouveaux rapports à la nature voire à une sorte de puritanisme ;
- le mouvement de numérisation de nos sociétés déjà évoqué ;
- des préoccupations de pouvoir d’achat qui resteront encore au cœur des problématiques d’une partie de la population de plus en plus élargie.
Pour répondre à toutes ces requêtes, le client trouve devant lui, l’interlocuteur multi-compétent, prêt à répondre à tous ces désirs, à l’image d’un concierge de palace : le maître d’hôtel.
Permettant d’exprimer, d’explorer, d’évaluer et de caractériser, la prestation dans son ensemble, les gestes du service illustrant le savoir-faire, les mouvements théâtralisés comme les discours d’orateurs dispensés en salle, donnent du sens qui sert à la validation de la qualité du repas pour ce que l’on considère comme agréable à commander, à incorporer, à effleurer par le corps comme par l’esprit. Le service a d’agréable de pouvoir définir la qualité du repas par l’appréciation subjective qu’un individu se fait de ce qu’il voit et perçoit, de ce que l’on cherche à lui communiquer ou de ce qu’on lui a appris. Ainsi ces prescripteurs de la qualité, que sont les maîtres d’hôtel, chefs de rang, commis de salle, sommeliers, barmen, trancheurs ou fromagers de restaurant, permettent aux clients de qualifier et quantifier l’agréable, en le signifiant par leur culture, leur éducation ou leurs expériences.
Malgré cette beauté du geste, demain les symboliques offertes par l’action de la main évolueront. La poignée de main, qui crée une relation entre le restaurateur et le client, s’effacera. Demain, le partage du repas, tous réunis autour d’une table, vivra de nouveaux obstacles aseptisant et découvrira de nouvelles barrières de protection, où le serveur deviendra un potentiel porteur de parasites. Comme dans de lointaines époques historiques, le client viendra peut-être avec ses propres « couverts de tables » pour éviter la contamination. Demain les clients dégusteront peut-être plus de rhum durant les repas, comme ce fut le cas après la grippe espagnole, pour tenter d’occire le virus ; des accords avec les mets réactualisés.
Bien que toutes les approches pour qualifier les nouvelles compétences du maitre d’hôtel de demain aient de multiples variantes et perspectives possibles, on pourrait également voir cette profession négligée dans l’avenir via des préconisations, normalisations et prescriptions hygiénistes. Car quand la barrière est mise en place, barrière psychologique dans un premier temps qui deviendra une barrière morale par la suite, la présence de cet intermédiaire qu’est le serveur risque de vivre sa chute.
Sans une lecture consensuelle des pratiques gastronomiques, sans une mise en jeu des controverses à venir à propos des gestes de ce métiers, et sans une conceptualisation des formes que prennent ses compétences professionnelles, les démarches qui suivront le Covid devront nécessairement porter sur l’analyse des gestes, de l’observation de leur apprentissage, de leurs méthodes, de leurs terrains et de leurs théories. Avec un regard quelquefois sentimentaliste, certains professionnels de la restauration observeront le savoir-faire du maître d’hôtel via une forme d’archéologie expérimentale, prodiguant dans cette quête du geste, la quête d’un patrimoine immatériel oublié, mais les réflexions d’aujourd’hui dessineront l’avenir de la restauration. Nous saurons démontrer demain, que le geste professionnel, même technique, même hygiénique, reste poétique, qu’il construit le partage d’un espace et d’actions par l’agir, le sentir et le voir. Soulignant la dimension sociale, artistique, pragmatique, paradigmatique, traditionnaliste, — et beaucoup d’autres encore — ces gestes classiques de la table perpétueront un prisme culturel qui n’est pas près de périr : la transmission.
Afin d’analyser le présent pour prescrire le futur, nous devons rester au plus proche du concept d’expérienciation du mouvement en salle, selon une harmonisation qui relie le regard, la trace, la corporéité et l’imaginaire. Chacune des solutions mises en place apportera au consommateur la présence vivante du savoir-faire.
In fine, la pratique du geste en milieu gastronomique dessinera le paradigme de la qualité, qui devient à son tour producteur de créativités gestuelles et techniques, sans cesse renouvelées comme dans un mouvement perpétuel.
Par Kilien Stengel, universitaire et auteur, ancien maître d’hôtel en Relais & Châteaux étoilés – www.kilienstengel.com