Depuis le tout début de ce magazine, je raconte dans chaque numéro quelques histoires, décortiquées à l’échelle moléculaire, que j’espère utiles à la culture du personnel de salle : goût de bouchon, flambage, accords mets-vins, effervescence, arômes du café… Mais pour une fois, permettez-moi de tomber ma blouse de scientifique pour conter une expérience client. Ou plutôt deux.
Première scène : juin 2021, quelque part à Angers, dans un bar-restaurant nouvellement installé. Carte passe-partout, que l’on retrouve communément dans tous les établissements de ce genre: burger, wok de poulet, salade césar pour les plats; tarte aux pommes, tiramisu, moelleux au chocolat pour les desserts. Décoration plutôt neutre, écran plasma géant accroché au mur (c’est la période de l’Euro2020 et du tour de France, ça tombe bien). Bref, un endroit sans trop de caractère, mais aucune critique à ça: ce n’est pas parce qu’on est à Angers que l’on doit forcément se régaler de gouline, de cul de veau à l’angevine et de pâté aux prunes, arrosés de cabernet d’Anjou ou de Savennières. La variété de l’offre fait partie de la vivacité gastronomique d’une ville, et si le burger et le tiramisu sont bons (ce qui était en l’occurrence le cas), tout va bien. Le problème est venu d’ailleurs.
Prise de commande :
- c’est quoi la pièce du boucher?
- bah, c’est de la viande.
- oui, j’imagine, mais c’est un steak, une bavette, une entrecôte?..
- ah, je sais pas, je suis stagiaire moi, et je n’ai aucune idée de ce qui se fait en cuisine.
- ah… OK… bon, et la pêche du jour?
- c’est du poisson.
Deuxième scène : juin 2002, quelque part à Paris, dans un restaurant triplement étoilé. Cuisine au top (ça va de soi), ambiance feutrée mais néanmoins décontractée. Plutôt qu’opter pour le menu dégustation, nous choisissons à la carte, avec l’intention de goûter aux assiettes des uns et des autres. Le serveur (télépathe, sans doute) anticipe et vient installer entre chacune de nos assiettes une assiette vide chaude, pour faciliter les échanges périlleux « car c’est bien normal de vouloir goûter à tout ». Sur le fromage, le sommelier nous apporte quatre verres de vin muté « car votre bouteille est malheureusement finie, mais on ne va quand même pas vous laisser boire de l’eau avec votre fromage ». En fin de repas, nous plaisantons entre nous (à mi-voix) sur l’absence de coulant au chocolat à la carte. En apportant nos desserts, le maitre d’hôtel dépose en plus, avec un petit sourire en coin, des coulants au chocolat préparés spécialement pour nous à la minute. C’est ce service exceptionnel qui fait que ce dîner reste encore gravé dans ma mémoire 20 ans après.
Vous me direz qu’il est injuste voire totalement inapproprié de comparer deux établissements diamétralement opposés sur la scène gastronomique. Bien sûr. Pourtant, il ne s’agit pas d’invoquer des grand discours savants ou des savoir-faire techniques pointus. Non. Il s’agit tout simplement de rappeler ce qui devrait être le socle commun, « minimal », de TOUT établissement qui accueille du public, peu importe sa catégorie: l’envie de servir, qui dépasse le fait de prendre/apporter une commande. Cela se joue à pas grand-chose: écouter, observer ce qui se passe en salle, prendre 5 minutes pour analyser la carte (et parler avec le cuisinier). C’est un état d’esprit encore plus qu’une compétence, à portée de n’importe quelle personne dotée d’un peu de bonne volonté. Et c’est ce qui fait malheureusement le plus défaut dans un secteur qui peine encore tant à recruter (la crise sanitaire n’ayant pas arrangé les choses).
Alors, on fait quoi ? Et bien on continue d’œuvrer sans relâche pour non seulement éduquer et former, mais aussi motiver les jeunes qui voudront faire carrière (ou simplement un bout de chemin) dans ces métiers du service, qui peuvent être tellement gratifiants… pour peu qu’on s’y implique ! Et pour ma part, je continuerai de vous raconter ici mes histoires moléculaires, forcément un peu élitistes, qui s’adressent aux passionnés, à tous ces gens qui voudront toujours en savoir plus pour encore mieux servir. A venir, notamment: les crevettes saoules, la croûte des fromages, la vinification en kvevri, les nouvelles boissons fermentées (kéfir, kombucha)… À très bientôt donc !
Christophe Lavelle propose un "Billet d'expert" dans chaque numéro du magazine Un oeil en salle ; pour les recevoir ou s'abonner, c'est ici.