Vision du métier, sujets d’actualité, coup de cœur ou coup de gueule… cette rubrique donne la parole à un professionnel impliqué dans les métiers de la salle. Kilien Stengel s’est exprimé pour Un œil en salle.

Kilien Stengel.
« Découper une pièce de viande dans un restaurant est pour le serveur affecté à cette tâche à la fois une compétence artistique, une qualité technique et scientifique, et surtout un privilège. A l’époque médiévale, le chevalier à honorer gagnait le droit de découpage du paon ou du faisan qui arrivait dans un cérémonial accompagnant l’écuyer tranchant. Dans la maison du seigneur, ce gentilhomme aux fonctions tranchantes, disparut sous Louis XIV pour donner lieu à l’amphitryon. Par la suite, alors qu’il était courant de prendre des leçons chez un maître à découper au XIXème siècle, l’action de découper était une tâche d’importance pour le maître d’hôtel qui n’était autre que le maître de maison (terme aujourd’hui très en vogue dans les Relais & Châteaux).
Au XIXème siècle, « Rien n’est plus honteux, s’exclamait Grimod de la Reynière, que de ne pas savoir découper ; autant vaudrait ne pas savoir écrire ! » Et Grimod souligne alors le geste du maitre d’hôtel dans ses moindres détails : « Il serait bon que l’amphitryon eût à sa portée une crédence de bois d’acajou. Il faut qu’il place devant lui la pièce bien d’aplomb et ne craignant pas de se tenir debout. Ses mains doivent être agiles et bien assurées, ses bras souples et bien arrondis, sa serviette doit entourer son buste entier afin que la crainte des éclaboussures ne l’empêche pas d’opérer librement. Attentif à sa besogne, il ne doit s’occuper que d’elle et s’imaginer qu’il est seul et que personne ne le regarde De leur côté, les convives doivent éviter de porter leur attention sur ce travail. » Toutes ces recommandations viennent finalement corroborer au fait qu’il ne faut pas attenter à la grande pudeur du découpeur…
Au XIXème siècle, nombre de restaurants ont fait leur chou gras via la théâtralisation du découpage. Parmi eux, le célèbre restaurant de la Tour d’Argent. Sous Napoléon, Lecoq, chef des cuisines impériales, racheta la Tour d’Argent. Son fils et son petit-fils lui succédèrent et c’est à cette succession de Lecoq que l’on doit la vogue du canard au sang, qui demeure le triomphe de La Tour d’Argent et que dégustèrent entre autres Musset et George Sand. Sous le Second Empire, Morny, Lord Seymour, Céleste Mogador, Hortense Schneider, la Dame aux camélias, Gore Pearl, la Païva et tant d’autres savourèrent aussi le célèbre canard au sang. Après les Lecoq, le célèbre chef parisien Paillard reprit le restaurant. Sous la IIIème République, ce fut au tour du maître d’hôtel Frédéric Delair de devenir propriétaire des lieux. Il fit de la recette du canard au sang la spécialité de son restaurant, et y pratiquait le service à la mode, dit « à la Russe » (car introduit par des clients d’Europe de l’Est).
À l’inverse du service traditionnel européen, les plats étaient servis au fur et à mesure du repas, et l’on découpait la viande juste avant de la servir, afin que les clients mangent chaud. Delair alla plus loin et fit du service du canard au sang une spectaculaire cérémonie, qui a encore cours aujourd’hui : l’on sert le canard sur un plateau d’argent, on y découpe les filets, que l’on dépose sur un réchaud, devant le client. Dans une certaine théâtralisation, on fait alors entrer la resplendissante presse en argent. Les autres morceaux du canard (carcasses, abats, cou…) sont placés dans le baril en argent ; le tour et la vrille entrent en action et expriment tout le sang et les morceaux de viande restants. On ajoute à ce jus du cognac et du vin, comme du porto, du vin de Bourgogne ou de Madère. On termine ensuite la cuisson des filets du canard dans ce jus. Le responsable de cette cérémonie est appelé « canardier ». Chaque « canard à la presse » servi est numéroté, et l’inventaire de ces numéros est consigné. Edouard VII, alors prince de Galles, dégusta par exemple en 1890 le n°328 ; Theodore Roosevelt, le n°33 642, et Charlie Chaplin le n°253 652. Aujourd’hui, la Tour d’Argent garde jalousement le secret de la recette de son mythique canard ; et on continue de reporter dans un livre les clients chanceux qui dégustent le canard à la presse, dans la tradition instaurée par Delair et largement perpétué par Claude Terrail.
Pour ma part, j’ai bien connu, dans les années 1980, cet enjeu du pressurage et découpage du canard devant le client, quand j’officiais au service du restaurant 3 étoiles Marc Meneau, l’Espérance à Vézelay. La presse faisait le poids d’un homme mort et cambrait en arrière ma colonne vertébrale qui s’en souvient encore. Le guéridon qui accueillait cette masse d’argenterie, pliait quelquefois sous son poids. La carcasse et les abats étaient pressés devant le client, laissant quelquefois la possibilité d’une giclette de sang sur la tenue de la cliente endimanchée de blanc, ce qui prêtait à sourire aux serveurs, et déclamait la colère du directeur de salle.
A notre époque, parmi les règles d’or d’un bon serveur, prescripteur de la commercialisation d’un mets et tentant ainsi de le rendre beau et bon au regard du client, ce commercial fait théoriquement preuve de courtoisie et de compréhension, affiche théoriquement un visage ouvert, parle théoriquement bas et lentement, maîtrise théoriquement voix et gestes, se montre théoriquement patient, écoute et comprend théoriquement le client, enquête sur les goûts et propose théoriquement des solutions, tente théoriquement de lui expliquer et de le réconcilier avec des dégoûts, et en toute amabilité théoriquement pour faire face à des clients qui disent quelquefois « ce mets est froid, mal cuit, mal présenté, insuffisant. La fraîcheur laisse à désirer. Ce n’est pas ce que j’ai commandé. Ce n’est pas encore prêt ? ».
Dans une telle situation, il incombe au serveur de prendre en compte la théâtralisation de cette commercialisation, comme cela fut présenté dans l’ouvrage Les gestes culinaires : Mise en scène de savoir-faire (L’Harmattan, collection Questions alimentaires et gastronomiques, 2017). En fonction du contexte (situation géographique, temporalité du repas et typicité de l’établissement), en fonction du statut de l’individu (directeur de salle, maître d’hôtel, ou serveur de rang), de son rôle (« valorisateur » du produit ou commercial qui doit vendre un produit de fin de série) et de son sentiment vis-à-vis du produit, et en fonction de l’écoute portée au désir du client, du vocabulaire utilisé, comme du regard exposé devant le client, le discours de ce comédien du service fait évoluer la représentation du mets.
Pour ne pas se dévoyer en artefact comportemental, uniquement lié à une mécanique de persuasion marchande, ces modalités théâtrales du serveur vouées à communiquer (sur) la qualité des mets et préparations doivent évidemment être portées par une éthique professionnelle de la restauration et du service. Cela engage un monde de valeurs partagées et de conditions de confiance établies alors que le dialogue ne peut se déployer au-delà des conditions du service. »
Kilien Stengel, auteur gastronomique et universitaire
1 commentaire
On parle de revalorisation des métiers de la salle , et on continue a laisser paraître des articles avec « serveurs » , je doute fort que chez Marc MENEAU il y ait des serveurs , il y a des commis de restaurant, qu’ils soient commis de suite ou commis débarrasseur , il y a des chefs de rangs , des maîtres d’hôtels, un directeur de restaurant mais point de serveurs , les postes de serveurs sont réservés au job d’été pour les étudiants qui souhaitent se refaire une petite trésorerie pour la suite de leurs études ….Je suis dans ce métier depuis 40 ans et depuis environ 15 ans je me bats sur cette foutu appellation de « serveur »;;; serveur n’est pas un métier dispensé par des études , c’est un job lorsque l’on est en manque de travail mais qui est bien souvent fait comme a la maison et le fait maison c’est réservé a la cuisine …..